En hommage
à
Samir Kassir.
Par CHTISTOPHE KANTCHEFF
Politis- 3 Juin 2005
Assassiné le 2 juin à Beyrouth, cette ville qu'il aimait tant, Samir Kassir était ce qu'il est permis d'appeler « une conscience ». Journaliste, éditorialiste du grand quotidien An Nahar, essayiste, il avait publié en 2004 ses Considérations sur le malheur arabe. Une réflexion courageuse, pétrie d'histoire, et traversée par une empathie qu'il ne confondait jamais avec de la complaisance. Au contraire, l'intransigeance était la marque de son propos. Elle lui valait l'estime de beaucoup, et quelques terribles inimitiés... Nous republions ici l'entretien qu'il avait accordé à Christophe Kantcheff en décembre 2004. Le ton de votre livre n'est pas polémique mais pédagogique... Samir Kassir : On parle si mal du monde arabe qu'il m'a semblé nécessaire de remettre à plat certaines conceptions. Notamment celle qui voudrait que les Arabes soient condamnés à toujours vivre dans les conditions dramatiques du présent. Il y a trois ou quatre décennies, les Arabes paraissaient avoir un avenir plein de promesses. Il faut certes se demander pourquoi cela n'a pas été le cas, mais, plutôt que d'analyser cet échec, la priorité a été pour moi de rappeler que les Arabes ont connu un processus de modernisation et que les valeurs de l'universalisme prévalaient parmi eux il n'y a pas très longtemps. En ce sens, c'est un livre de mobilisation contre le discours de la victimisation. Et c'est peut-être là qu'il y a de la polémique. Mais c'est une polémique qui prend sens d'abord par rapport à ce qu'on peut entendre dans le monde arabe lui-même où je vis. Le mot « malheur » du titre, parce qu'il se situe dans un registre psychologique, ne porte-t-il pas à discussion ? J'ai choisi à dessein un mot qui s'inscrit dans le registre de la perception. Le problème arabe n'est pas seulement le mal-développement ou les disparités sociales, même si celles-ci sont énormes. Ce qui est spécifique au monde arabe, c'est la perception d'une impasse permanente, d'un avenir obstrué, d'une espérance impossible. L'impuissance, c'est le sentiment dominant ? En un sens, c'est un sentiment panarabe. L'intervention en Irak l'illustre par excellence. Le sort de la Palestine en est un autre révélateur, bien plus ancien et encore plus dévastateur. L'incapacité des Arabes à faire cesser l'occupation est paradoxalement mise en relief par le fait qu'ils se savent soutenus par les trois quarts de l'humanité. Mais l'impuissance ne s'estompe pas si on délaisse l'angle panarabe. Quand on examine les pays arabes un à un, on se rend compte qu'ils sont paralysés chacun pour une raison. Si on doit noter, ici ou là, des éléments positifs, ils sont toujours neutralisés par la persistance de nombreux problèmes, plus graves les uns que les autres. Ce sentiment d'impuissance a été intégré par les dirigeants de ces pays... Certains ne veulent pas se l'avouer parce qu'ils sont au piège de leur rhétorique, comme la Syrie baasiste. Mais prenez le cas de l'Égypte : ses dirigeants agissent comme s'ils avaient pris acte de l'impossibilité pour eux de jouer un rôle dans les relations internationales. Même chose pour l'Algérie. Pendant l'ère Boumédiène, Abdelaziz Bouteflika était l'incarnation même d'une politique entreprenante. Aujourd'hui, Bouteflika, devenu Président, n'est plus que l'ombre de ce qu'il fut à l'échelle du monde arabe, de l'Afrique et du tiers monde. Ce n'est pas une question de vieillissement, le pays qu'il dirige est bien différent de celui qu'il représentait naguère. Le sentiment d'impuissance débouche sur celui de victime... Il y a une exagération du statut de victime. Les Arabes oublient volontiers les autres victimes du Nord industriel et colonial. Et, même en admettant que les Arabes sont des victimes, je pense que tout n'est pas permis à la victime, et certainement pas le terrorisme aveugle. Beaucoup de gens en Occident veulent confondre la résistance avec le terrorisme, mais inversement ce phénomène est assez récent un certain nombre d'Arabes tendent à confondre le terrorisme avec la résistance, en célébrant, par exemple, certaines « techniques » de lutte comme les attentats suicides. J'y suis moi-même opposé non seulement à cause des cibles que de telles opérations visent, mais aussi à cause des références eschatologiques du procédé : le martyre confine alors à une offrande religieuse qui finit par effacer la signification politique du sacrifice. Malheureusement, il y a beaucoup de complaisance à cet égard dans les médias arabes. Mais rejeter la victimisation ne signifie pas s'abandonner à l'autoflagellation. Il faut aussi reconnaître, et là je m'adresse aux Européens, une particularité historique et géopolitique du monde arabe, en l'occurrence que c'est la seule région du monde qui continue de souffrir, quarante ans après la décolonisation, des séquelles du colonialisme. Je veux parler ici d'Israël, en rappelant à la suite de Maxime Rodinson que c'est un fait colonial. Cela n'implique pas une position de refus par rapport à la solution des deux États. Il s'agit seulement de comprendre quelles ont été les conséquences de l'implantation d'Israël pour les peuples alentour. Je n'accorde aucun crédit aux discours des dirigeants arabes qui ont justifié l'autoritarisme par la persistance du conflit israélo-arabe. Mais il est vrai aussi que ce conflit a suscité une telle dilapidation d'énergie, de moyens, de temps, qu'il a fini par contribuer au mal-développement. Et qu'il explique en grande partie pourquoi on en est là au début du XXIe siècle, quand le XIXe siècle avait été si prometteur. Que s'est-il passé au XIXe siècle ? D'abord, un effort de modernisation et de réforme des structures étatiques, à la fois à l'échelle de l'État ottoman et à celle de certaines provinces, notamment en Égypte, qui a été pionnière en la matière. On peut parler alors d'un Second Empire ottoman, dans lequel le tarbouche remplace le turban, tandis que le costume européen domine. En parallèle, il y a aussi un réveil culturel. Ce n'est pas un phénomène propre aux Arabes : c'est le cas des Grecs, des Serbes, des Arméniens, sans parler des Turcs. Dans tous les cas, ce réveil culturel a un caractère protonationaliste. Cet éveil culturel, c'est ce que les Arabes ont appelé la Nahda, la Renaissance. C'est un mouvement extraordinaire d'adaptation de la culture arabe aux thèmes qui viennent du XVIIIe siècle, c'est-à-dire les Lumières, les valeurs de la Révolution française et les idéaux du progrès. Le décalage chronologique n'est pas grand. Songez, le premier débat sur la condition féminine à Beyrouth date de 1848 ! Comment la Nahda s'est-elle prolongée au XXe siècle ? Par la littérature, le cinéma ? J'insiste beaucoup sur le cinéma parce que c'est l'art emblématique du XXe siècle et parce qu'il fait partie de la culture populaire. Si une société arabe, celle d'Égypte, a pu user de cet instrument qu'est le cinéma, et créer la troisième cinématographie au monde, c'est qu'elle a intégré la modernisation. C'est toute la sémiotique de la modernité que l'Égypte se projetait à elle-même et aux autres Arabes, et que ceux-ci étaient heureux de recevoir. Mais il n'y a pas que la culture. Quand, à la suite du démantèlement de l'Empire ottoman en 1918, se créent de nouveaux États dans le monde arabe et quelle que soit la frustration de les voir sous la coupe des puissances coloniales , le modèle qui s'impose est la démocratie parlementaire européenne. Il y a aussi ce geste fondateur de Hoda Shaarâwi qui se dévoile en public au Caire en 1922... Au Caire, une rue porte le nom de cette pionnière. J'y étais l'autre jour et, en observant le nombre de femmes voilées autour de moi, je me suis demandé si elles savaient qui était Hoda Shaarâwi. Son geste de retirer son voile en public a été le fruit de tout un débat, inauguré par un homme, Kassem Amîn, qui a écrit à la fin du XIXe siècle un livre intitulé la Libération de la femme. À partir de 1922, le dévoilement s'est répandu très vite. Surtout, cela s'est fait d'une manière volontaire, et pas coercitive comme dans la Turquie kémaliste. À la fin des années 1960, le voile, dans la plupart des villes arabes, était résiduel. Et, brusquement, à partir du milieu des années 1970, le voile est revenu. Il y a une grande part de militantisme dans le retour du voile et, plus largement, dans la réislamisation. Indépendamment de l'échec des idéologies laïques, des impasses de la modernité, il y a eu un vrai travail militant en ce sens, qui s'est nourri de l'énorme capacité d'intervention financière d'un État saoudien guidé par la lecture la plus littérale de l'islam. Tout cela a été effacé des mémoires. Comment l'expliquez-vous ? C'est peut-être ce grand oubli qui a provoqué mon livre. Et plus particulièrement le débat sur le voile en France. On est resté à des arguments scripturaires, en oubliant toute cette révolution du dévoilement et le vécu de l'émancipation féminine pendant plusieurs décennies. Comment tout cela a-t-il disparu ? D'une manière générale, je pense que l'échec politique a été étendu, un peu de manière rétrospective, au champ culturel. Déjà, la Nahda n'est plus célébrée au motif qu'elle aurait échoué dans son versant politique. C'est-à-dire qu'elle n'a pas été le support d'une indépendance arabe. Je pense qu'il faut considérer la Nahda comme une époque historique, qui s'est poursuivie très largement au XXe siècle. Et son intérêt est de montrer que rien dans la culture arabe n'interdit de retrouver l'universalisme. Vous dites que la mondialisation culturelle peut représenter une chance. Comment ? Qu'il s'agisse des supports (Internet et télés satellites) ou des procédures de financement, la mondialisation culturelle élargit les flux d'échanges entre la culture arabe et l'extérieur. Elle peut faire prendre conscience aux Arabes qu'ils sont présents au monde. Elle a déjà permis de désenclaver certaines manifestations de la culture arabe. La musique du monde en est un exemple. Si l'image de ces acquis revient aux Arabes, ils pourront se rendre compte qu'ils ne sont pas tout le temps victimes. Ce n'est pas négligeable. Propos recueillis par Christophe Kantcheff http://www.politis.fr/article1364.html
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