Articles par Samir Kassir

LES CHEMINS ESCARPÉS DE LA RECONSTRUCTION
	Au Liban, un pouvoir sans responsabilité, des querelles sans enjeux Par SAMIR KASSIR Le Monde Diplomatique - Octobre, 1994

DIFFICILEMENT, le nouvel ordre proche-oriental se met en place. Les négociations indirectes entre Damas et Jérusalem s'intensifient. Au Liban, dont une partie du territoire reste occupée par l'armée israélienne, la reconstruction est très lente et un pouvoir balloté s'enfonce dans l'affairisme et des querelles sans enjeu. Plus que le reste de la population, les quelque 350 000 Palestiniens du Liban vivent dans une extrême précarité, sans savoir quel avenir leur réservent les tractations en cour. Quatre heures de courant électrique par jour au lieu de douze ! Le durcissement du rationnement depuis le mois de septembre a fait l'effet d'une douche froide aux Libanais, qui n'en finissent pas d'attendre que la paix civile se traduise par une amélioration tangible de leur vie quotidienne. Le fait est que, quatre ans après la fin de la guerre et près de deux ans après la formation du gouvernement de M. Rafik Hariri, qui avait promis monts et merveilles, tout reste à faire ou presque (1). Certes, il y a eu quelques progrès. Les rues sont un peu moins sales, le téléphone fonctionne mieux là où les vieux centraux mécaniques ont été remplacés par des installations électroniques. Mais, pour le citoyen ordinaire, la vie quotidienne est toujours très difficile. Et les retards pris dans l'exécution des travaux d'infrastructure ne font qu'aggraver les choses. Si la monnaie a été stabilisée - seul authentique succès dont puisse se prévaloir M. Hariri -, la dollarisation de l'économie persiste, et l'inflation est loin d'avoir été jugulée, alors que les salaires n'ont été que légèrement augmentés. A la décharge du gouvernement, il faut dire que la tâche est immense et qu'il doit non seulement réparer les dégâts de la guerre, mais aussi préparer le pays aux défis de la paix régionale et, pour ce faire, rattraper les retards accumulés en vingt ans par rapport aux voisins. Pourtant, ni l'immensité de la tâche ni la faiblesse des moyens ne tempèrent l'impatience générale. Au contraire, pour avoir sous-estimé, dans ses premières prises de position, l'ampleur de cette tâche - et surestimé ses propres capacités -, M. Hariri n'a fait qu'aviver les attentes. Par contrecoup, l'image d'homme providentiel qu'il s'était donnée tend à s'éroder. A l'inverse, les craintes qu'une minorité d'opposants avaient exprimées à son arrivée au pouvoir se sont vérifiées dans une large mesure. Si philanthrope qu'il se soit montré depuis des années, le culte des affaires auquel il préside est en train de consacrer le développement d'une société à deux vitesses. Les conflits d'intérêts que suscite la présence à la tête du gouvernement d'un homme d'affaires aussi polyvalent (BTP, banques, assurances, médias, immobilier, etc.) sont devenus monnaie courante. Rien ne l'illustre mieux que la société foncière chargée de la reconstruction du centre-ville de Beyrouth (SOLIDERE), dont M. Hariri est le plus gros actionnaire. La société ayant été constituée au terme d'une souscription très réussie (900 millions de dollars, alors que 600 millions étaient appelés), SOLIDERE a fait table rase de presque tout le coeur de Beyrouth à grands coups d'explosifs, et avec d'autant plus de célérité qu'un alibi en or lui a été judicieusement fourni avec l'organisation, au mois de septembre dernier, d'un Festival de Beyrouth sous l'égide de l'épouse du premier ministre, avec pour affiche unique, mais combien alléchante, un récital de Feyrouz, la plus grande chanteuse arabe vivante. Au passage, les actionnaires de SOLIDERE ont réalisé 70 % de plus-value en quelques semaines sur le marché secondaire spécialement créé pour l'échange des titres de la société. La mise en place d'une administration parallèle, sous prétexte de contourner les pesanteurs bureaucratiques, et le contrôle de tous les postes-clés de la fonction publique ayant rapport avec la marche de l'économie, accentuent encore davantage l'amalgame entre secteurs public et privé. Dans les deux secteurs, l'allégeance à l'égard de M. Hariri est souvent entretenue par le versement, à l'aide de sa cassette personnelle, de « compléments de salaires » beaucoup plus substantiels que la rémunération officielle proprement dite. Plusieurs ministres sont également intégrés dans les circuits financiers du groupe Hariri. Inévitablement, le mélange des genres se répercute sur la négociation des grands contrats de la reconstruction. Des sociétés étrangères sont assaillies par des intermédiaires qui se disent mieux armés que les agents agréés, de par leurs relations avec le premier ministre, pour les aider à remporter tel ou tel marché. Dans l'autre sens, il n'est pas rare d'entendre des chefs d'entreprise ou des avocats d'affaires se plaindre d'être pénalisés parce qu'ils ne peuvent se prévaloir de telles amitiés. La corruption de la vie publique n'incombe cependant pas au seul chef du gouvernement. Ce dernier doit compter avec d'autres intérêts, notamment ceux de l'entourage du président de la République, M. Hélias Hraoui, ou des ministres qui cumulent une pratique d'homme d'affaires et des liens solides avec le pouvoir syrien. Il doit aussi veiller à ne point s'aliéner M. Nabih Berri, chef de la milice chiite Amal, devenu président de l'Assemblée nationale et qui, à ce titre, peut encourager le blocage de certaines lois. Il en fut ainsi, par exemple, au printemps dernier, lorsque le vote d'une enveloppe budgétaire (436 millions de dollars) destinée à financer le règlement du problème des réfugiés, en particulier le retour des réfugiés chrétiens dans la région du Chouf, sous les auspices du ministre des personnes déplacées, M. Walid Joumblatt, ne fut obtenu qu'après allocation en dernière minute d'une somme de près de 100 millions de dollars au Conseil du Sud, une instance dont relèvent les réfugiés de cette région, mais qui est surtout un « fromage » utilisé depuis des années par le mouvement Amal pour entretenir sa clientèle et préserver son influence. M. Joumblatt lui-même n'est pas totalement étranger à ce genre de logique : tout en poursuivant l'entreprise d'intérêt national que représente le retour des réfugiés, il peut au passage contenter sa base grâce au contrôle des indemnités de relogement versées aux villageois druzes qui squattent les maisons des chrétiens. Un gouvernement en manque d'harmonie BIEN qu'engagé dans la vie publique depuis le début des années 80 comme pourvoyeur de bons offices et de subventions, M. Hariri était arrivé au pouvoir avec l'image d'un homme neuf, rompant aussi bien avec la classe politique traditionnelle qu'avec les chefs de guerre. Mais, là encore, il fallut en rabattre et accepter maints compromis. Les premiers furent passés à l'occasion d'un vaste train de nominations dans la haute fonction publique : tout en se réservant les postes à caractère économique, confiés à des hommes choisis dans son entourage, voire parmi son propre personnel, M. Hariri dut composer avec les exigences de ses associés au pouvoir, spécialement le président de la République et le président de l'Assemblée. Cette orientation se confirma lors de la première et unique charrette de licenciements qui, au nom de l'équilibre, fut loin de toucher tous ceux qui entravent la bonne marche de l'administration. Depuis, la marge de manoeuvre du chef du gouvernement a encore été rognée par plusieurs de ses ministres, sans qu'il lui soit possible de se défaire d'eux. Ce n'est pas faute d'avoir essayé. M. Hariri était même allé, il y a quelques mois, jusqu'à proclamer la suspension de ses activités officielles en signe de mécontentement contre le fonctionnement de son propre gouvernement. Il ne revint sur sa « bouderie » que sur l'intervention personnelle du président syrien, M. Hafez El Assad. Une nouvelle tentative pour évincer les ministres frondeurs a encore fait long feu début septembre. Elle s'est soldée par la mise à l'écart du ministre de l'intérieur, M. Béchara Merhej, sacrifié par ses amis syriens au bénéfice d'un autre de leurs alliés, M. Michel Murr, déjà vice-président du Conseil. Les trois principaux « gêneurs » aux yeux de M. Hariri - MM. Michel Samaha, Soleiman Frangié et Nicolas Fattouche -, sont quant à eux restés en place. Mais la plus paradoxale, et sans doute la plus révélatrice des limites du gouvernement libanais, est que ces divergences, qui sont de notoriété publique au point de faire souvent la « une » des journaux, ne dévoilent pas d'enjeux politiques clairs. Nul n'a un projet à opposer à celui de M. Hariri, ni d'objection contre l'affairisme ambiant, il s'en faut. Il n'y a pas non plus de conflit à propos des relations avec la Syrie. La plupart des ministres, au contraire, ont en commun de bénéficier d'appuis syriens. En un sens, c'est même l'une des sources de leur « légitimité », parfois la seule. Aussi ne peut-on déceler de raisons précises aux contradictions qui secouent un gouvernement tout entier acquis à la même cause. A moins, précisément, de les rechercher à Damas même, où la mort, en janvier dernier, de Bassel El Assad, fils aîné et héritier présomptif du président, a relancé les querelles de palais. Or, l'allégeance des responsables libanais se répartit entre les deux clans rivaux. Si la plupart des hommes politiques libanais associés au pouvoir ont pour principal interlocuteur et soutien le vice-président syrien, M. Abdel Halim Khaddam, qui reste le grand ordonnateur de la politique libanaise avec le général Hikmat Chéhabi, chef d'état-major, d'autres ont plutôt partie liée avec les chefs des services de renseignement, lesquels sont relayés au Liban par l'omniprésent général Ghazi Kanaan. Ce serait le cas des ministres frondeurs, encore que M. Soleiman Frangié se classe à part, dans la mesure où sa famille est très proche, depuis vingt ans, de celle du président Assad. Le fils cadet de ce dernier, placé depuis la mort de son frère en position de nouvel héritier, a d'ailleurs réservé à M. Frangié sa première visite publique au Liban il y quelques semaines. Quand M. Hariri est devenu premier ministre, certains de ses partisans avaient cherché à faire valoir que son projet de reconstruction, combiné à ses liens avec une autre puissance régionale, l'Arabie saoudite, était de nature à provoquer un desserrement de la tutelle syrienne. Il n'en fut rien. A aucun moment M. Hariri n'a essayé de se démarquer si peu que ce soit de la Syrie. D'accord en cela avec les deux autres pôles de l'Etat, MM. Hraoui et Berri, il a accepté sans rechigner le rôle de référence obligée des dirigeants syriens et, par là, consacré la confédération à sens unique que le traité de fraternité signé en 1992 a instaurée dans la pratique. M. Hariri s'est même très vite plié à la surenchère qui marque, du côté libanais, les « relations priviligiées » et qui conduit chaque responsable à solliciter l'avis et l'aval de ses interlocuteurs syriens sur presque tous les aspects de la vie publique. Prenant à n'importe quelle occasion le chemin de Damas, il a effectué plus de visites en Syrie que tous ses prédécesseurs. Il n'est pas jusqu'à l'entreprise de reconstruction elle-même qui n'illustre l'enchevêtrement des relations entre les deux pays, ou plus exactement entre les deux équipes dirigeantes. L'attribution des contrats du réseau GSM de téléphone cellulaire en donne l'exemple le plus éclairant. Des deux opérateurs retenus pour se partager le marché, l'un, France Télécom, est représenté par un groupe où le fils de l'un des plus hauts responsables de l'Etat syrien aurait de puissants intérêts ; tandis que l'autre, Finland Telecom, est piloté par le fils du prosyrien ministre de la défense, M. Mohsen Dalloul, par ailleurs époux de la belle-fille de M. Hariri et qui, de surcroît, serait associé en affaires avec d'autres personnalités influentes à Damas. Ce genre d'association, appelé à s'étendre dans le cas où la libéralisation économique se confirmerait en Syrie, dit combien sommaire apparaît désormais la thèse des « impératifs stratégiques » souvent avancée pour justifier la présence syrienne au Liban. Devenu au fil des ans l'espace privilégié où le secteur informel syrien pouvait être géré sans heurts, aujourd'hui le nouveau débouché d'un trop-plein de main-d'oeuvre, qui se chiffre en centaines de milliers, de surcroît lieu de fructification d'une première accumulation et terrain pilote de la libéralisation, le Liban est plus que jamais suspendu au devenir interne du régime de Damas et à la lente mutation qu'il a engagée pour s'adapter aux réalités nouvelles de la paix américaine (2). La récente déclaration de M. Itzhak Rabin, premier ministre israélien, disant préférer voir deux divisions syriennes dans la Bekaa libanaise plutôt que sur le Golan vient d'ailleurs de confirmer que Damas n'a pas de menace extérieure à craindre au Liban. Il n'a pas davantage de menace intérieure. L'ancienne milice chrétienne des Forces libanaises, qui pouvait servir de soutien à d'éventuelles menées israéliennes, a été décapitée, avec l'incarcération de son chef, M. Samir Geagea. Le général Michel Aoun, toujours en exil en France, a perdu sa capacité de mobilisation. L'armée libanaise montre bien, par une propagande envahissante, qu'elle entend jouer un rôle accru, et l'on prête à son chef, le général Emile Lahoud, des ambitions présidentielles. Mais rien n'indique que cela puisse être dirigé contre la Syrie. Tout montre au contraire que l'institution militaire est bien intégrée, de même que les services de renseignement, dans le dispositif syrien de contrôle. Avec ses effectifs pléthoriques et bien entraînés, l'armée libanaise sera, selon toute probabilité, appelée à neutraliser elle-même le Hezbollah afin de régler l'un des rares problèmes qui se posent à la Syrie pour finaliser la reconnaissance israélienne de sa souveraineté sur le Liban. Si solide que soit sa position, la Syrie ne renonce pas à toute prudence. Elle refuse ainsi tout remaniement ministériel d'envergure au Liban, alors même qu'elle sait qu'une telle mesure ne serait en rien dirigée contre elle et qu'aucun ministre ne serait nommé sans son agrément. Comme si les dirigeants de Damas craignaient que le plus léger soubresaut de la politique libanaise ne soit prétexte à un marchandage supplémentaire avec les Etats-Unis au moment où la multiplication des visites au Proche-Orient du secrétaire d'Etat, M. Warren Christopher, semble témoigner d'une pression américaine. Pourtant M. Christopher a donné acte à la Syrie de sa tutelle en faisant, plus d'une fois, l'économie d'une escale libanaise. Mais il est vrai que l'ambassadeur américain à Beyrouth évoque volontiers avec ses interlocuteurs la perspective d'un retrait syrien, ne fût-il que partiel. Il est vrai aussi que l'on est à un an seulement d'une échéance cruciale, celle de l'élection présidentielle, et que, dans ces conditions, mieux vaut éviter un emballement trop précoce. Priés de ne pas faire de vagues et de s'abstenir de toute politique réelle, les dirigeants libanais ont dès lors tout le loisir de se livrer à leurs querelles sans enjeux, dans le confort d'un pouvoir qui, pour être sans responsabilité, garde encore bien des attraits. LE MONDE DIPLOMATIQUE | octobre 1994 | Pages 20 et 21 http://www.monde-diplomatique.fr/1994/10/KASSIR/809 (1) Lire Samir Kassir, « L'oligarchie financière au pouvoir à Beyrouth », le Monde diplomatique, décembre 1992, et Georges Corn, « Inquiétudes libanaises », le Monde diplomatique, janvier 1992. (2) Lire Alain Gresh, « A pas comptés, la Syrie sur le chemin de la paix », le Monde diplomatique, avril 1994. 941001MD809

Un article de Samir Kassir pour le Nouvel Obs Le Nouvel Observateur- 23 Decembre 2004

Les chemins escarpés de la reconstruction Le Monde Diplomatique - Octobre, 1994

Désordre établi au Liban Le Monde Diplomatique - Février, 1997

Le communiqué du rêve Al-Nahar- 28 Janvier 2004

A la recherche de l'Ignoble Américain Al-Nahar- Octobre, 2003

S'ils disent non... Al-Nahar- 24 Avril, 2005

Le personnage en représentation Al-Nahar- 18 Mars, 2005

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